Confession d’un gnostique

Les dieux s’en vont, mais les religions demeurent, ou plutôt l’esprit de religiosité, inséparable de nos âmes. Certes, il ne serait plus raisonnable de crier, avec le poète qui, ne croyant plus au Christ, imaginait une réincarnation humaine du Créateur : « qui de nous va devenir un dieu ? » Personne, en effet, parmi nous, ne saurait, désormais, « devenir un dieu » sans risquer les représailles des aliénistes ou les invectives des sectaires. Mais ne pouvons-nous songer encore à nous réfugier dans un asile sûr, à l’écart de notre siècle quand il nous meurtrit, loin des foules en révolution, aux heures où nous sommes lassés de les suivre ?

C’est un droit indéniable pour tous, qu’ils soient malades ou désabusés ceux d’entre nous qui ne veulent plus tourbillonner avec les autres au gré des intérêts matériels ou des idées en tumulte ne peuvent plus s’isoler dans les couvents-refuges du moyen-âge – ils n’existent plus ou sont envahis par la turbulence des polémiques. Ils ne sauraient davantage gagner des solitudes où se puisse recommencer la vie pastorale des premiers âges – il n’est plus, au monde, une prairie, un bois, un désert, où les locomotives brutales de la civilisation ne jettent tous les jours leurs poisons chimiques et moraux.

Que nous reste-t-il donc contre nos temps funestes ? Un seul abri celui de notre âme, où nous pouvons, du moins, à notre gré, édifier le culte mystique, l’autel consolateur, dont chacun sera tout ensemble le prêtre et le fidèle. C’est pourquoi, sélectionnés par des goûts et des dégoûts communs, nous avons essayé de rêver et de nous figurer l’asile d’élite où nous mettrions au jour – nous serions peu nombreux d’abord – la foi nouvelle qu’il faut instaurer pour nous délasser et rafraîchir nos cœurs douloureusement usés.

À ceux qui ont gardé les croyances d’autrefois et qui n’en sont pas encore désabusés, nous n’avons, certes, rien à dire. Nous envions peut-être leur bonheur, relatif comme toutes les félicités humaines, mais nous savons que nul retour, miraculeux ou raisonné, ne nous est loisible, désormais, vers les dogmes qu’ils environnent de leur respect. Nous n’avons l’ambition de fonder ni une église, ni une chapelle ; à peine rêvons-nous d’un sanctuaire privilégié, clos aux profanes, ouvert à l’univers dans toutes ses manifestations naturelles et vivantes.

Au fronton de notre ermitage gnostique, nous n’inscrirons ni les verbes grecs qui nous relieraient aux Anciens et nous bastionneraient d’érudition rébarbative, ni les formules plus modernes où des âmes tourmentées, avec leur propension à caserner l’idéal dans des axiomes inutiles, conventionnels surtout, voient peut-être à tort les fondements d’une religion pour l’avenir.

Savez-vous ce que nous sommes ? Tout simplement des Amants de la Beauté éternelle et de l’Universelle Bonté. Si l’on nous demande d’extérioriser nos prédilections, on sera surpris de leur aspect dénué de mystère. Nos adeptes assisteront, quand nous les aurons organisés, à des offices où rien ne blessera les yeux, où nulle prose menaçante ne parlera de tourments expiatoires. Notre terre est, à nos yeux, le dernier échelon de notre vie sensible. Comme disaient les Gnostiques albigeois : « l’enfer n’existe pas, puisque notre Père nous aime ». C’est pour cette formule qu’ils furent traqués, exterminés, anéantis. Elle exprime, selon l’âme du XIIIe siècle, ce que nous voudrions traduire, de nos jours, en aveu d’indulgence fière et de rythmique admiration pour l’univers, où tout n’est point laideur, où tant de beauté supérieure rayonne dans les moindres choses.

Nous savons que l’on nous demandera d’organiser des solennités familières, familiales plutôt – il faut, en raison de tant d’atavismes dont nous ne sommes affranchis qu’aux derniers degrés de l’initiation gnostique, montrer aux âmes, par le secours des yeux, des cérémonies symboliques de nos ferveurs, de nos croyances, si ce mot ancien peut s’appliquer à notre conception nouvelle de la vie animique. Eh bien venez avec nous et soyez surpris de la simplicité de nos offices, tels que nous voulons les réaliser – quelques-uns de nous ont la compétence nécessaire pour les théâtraliser à souhait.

Parmi des diaconesses d’une beauté grave et chaste, l’autel ne doit connaître que des perfections, évolueront des prêtres – oh comme ce terme nous gêne, évocateur d’idées si différentes des nôtres –, des poètes, des servants revêtus de lumineux et flottants habits, des récitants aux voix ardentes, des musiciens consommés, des artistes enfin, dont les attitudes auront l’eurythmie des statues antiques et des Panathénées sculptées aux frises des temples grecs. À travers l’encens des cassolettes invisibles, parmi les nards et les parfums, flotteront les chants sans terreur d’un double chœur selon les maîtres. Nous prendrons à Phidias le secret de ses gestes sûrs, à Palestrina le réconfort de ses musiques du ciel, ou à Félicien David, car les âges, les religions, les particularités de tel dogme ou de tel autre sont abolis devant l’éclectisme de notre idéal. Nous glanerons la Beauté partout où elle fleurit pour l’homme et nous n’aurons aucune parole de haine ni de persécution pour les autres convictions, pour les chapelles voisines, même si elles s’érigent en rivales ou en persécutrices. Le sublime égoïsme de notre foi – encore le despotisme des mots usuels, et qui ne disent pas ce que nous voulons dire ! – mure d’une égale indifférence tous les concepts religieux que nous avons cessé d’admettre, toutes les églises désuètes où nous ne prions plus. Pourquoi les détesterions-nous ? Les déceptions qu’elles nous laissèrent viennent de nous et non point d’elles, puisque des siècles et des génies ont su vivre, jadis et naguère, dans leur rayonnement pour nous éteint.

Pourquoi rédigerions-nous l’Évangile de notre songe ? Il sera divers, comme nos âmes respectives, comme nos préférences individuelles. J’en sais qui trouveront plus belles nos hymnes et d’autres nos figurations. Vous en connaissez qui viendront à nous pour la sensualité superbe de nos mises en scène et d’autres qui chercheront parmi nous l’imprécision ouverte sur l’infini de leur songerie par l’éclectisme harmonieux de nos éléments esthétiques.

Nous aurons, en ce temps où les beaux vers naissent aisément sur les lèvres disertes des jeunes hommes, des poètes qui nous emporteront aux cimes de l’idéal, quand la voix des grands déclamateurs publics interprétera leurs stances. Imaginez un poème très noble, tout palpitant d’essor vers l’inconnu, de dilection pour les au-delàs sublimes de nos âmes et dites-moi si vous ne seriez pas émus jusqu’au frisson quand Madame Julia Bartet les déclamerait devant vous ? Dites-moi si l’office serait moins religieux, moins hautement mystique au gré de votre intime sensibilité parce que l’oraison d’amour et de foi serait parfaite et que vous y reconnaîtriez la basse pathétique de Delmas ou l’accompagnement lyrique de Camille Saint-Saëns ou de Paul Vidal.

Oui, nous rêvons aussi d’une réalisation aussi savamment belle – nous voulons fonder le culte expressif de la Beauté. Nous saurons convier et mener à nos fêtes l’élite de ceux qui vont, au théâtre, au temple ou au concert, chercher à s’évader une heure hors de l’ergastule des luttes pour la vie et de l’arène des intérêts serviles. Et ne nous demandez pas le catéchisme rigoureux de nos dogmes. Nous n’avons pas de dogme ce serait souffrir d’une rigidité féodale dont l’humanité a trop pâti. Nous n’avons que des aspirations et la volonté d’être fraternels et justes. Nous irons plus loin, plus bas, pour parler comme les épouvantails des cultes de fer, nous irons jusqu’à amuser, divertir, mettre en joie nos fidèles ; car la joie est divine comme la douleur et les religions qui n’ont pas de joie stérilisent l’avenir de leurs peuples, fussent-ils des millions d’hindous dans le plus admirable et le plus fertile pays du monde.

Ainsi, nous ignorerons volontairement tout ce qui s’est fait dans les domaines de la pensée mystique avant nous ; du moins, nous n’en voudrons connaître et partager que les fruits savoureux et les fleurs odorantes.

Pensez-vous que la Bonté et la Beauté nous laisseront déchoir vers les licences viles ? Supposez-vous que tout ce qui est lumière et harmonie ne doit pas fatalement engendrer le Bien ? Alors, éloignez-vous de nos cénacles recueillis ; portez ailleurs le tourment de vos doutes. Nous ne guérissons pas les maux de l’univers à coups de fléaux et de désastres. Nous sommes les adeptes du bonheur, les pionniers de la saine joie. Nous proclamons l’inutilité de souffrir, la stérilité des idoles laides. Nous voulons faire aimer la vie et envisager la mort sans épouvante. C’est nous qui sommes les Cathares, les Purs et les Parfaits, affranchis enfin des servitudes médiévales et des pauvretés mystiques d’autrefois.

Ce n’est donc pas une religion nouvelle qui surgit de nos entretiens ; c’est un système de repos calmant, un havre de paix dans le déchaînement orageux des passions contraires. Décaméron, si l’on veut, mais Décaméron décent où le souci de la chair, en dépit même de ses dérivations esthétiques, ne troublera pas l’esprit de toutes les angoisses de la volupté. Pourvu qu’elle soit très belle, la théorie de l’Art mystique, qui sera notre Gnose, nous agréera dans toutes les doctrines et nous ralliera à tontes les chapelles. Les sourires des uns, les sarcasmes des autres, l’indifférence de la plupart ne troubleront guère nos ferveurs. Nous serons très peu et il nous semblera que nous sommes beaucoup. Nous serons divers et, pourtant, unis dans l’Art essentiel, ce sera comme si nous n’étions qu’un devant la Beauté éternelle et l’universelle Bonté.

Le Concile de Toulouse, l’an dernier, a laissé dispersés nos éléments organisateurs ; de savants esprits y avaient peut-être trop orienté la Gnose vers des traditions qu’il faut rompre éperdument, au risque d’en ramasser pieusement les fragments utiles, ou vers des ambitions irréalisables. Nous avons, depuis, compris qu’il fallait être simples et doux, accessibles aux esprits humbles pourvu que la lumière du Beau les éblouisse d’enthousiasmes ou que le parfum du Vrai les enivre de splendeur.

Nous appelons tous les amants un peu distants du repos dans la contemplation féconde des chefs-d’œuvre, pas les inertes, surtout adeptes caducs de la stérilité et de la mort pas les pédants, non plus, qui inventeraient des vocables affreux pour exprimer des idées élémentaires, mais tous les artistes dont l’idéal défaille d’être imprécis, tous les mystiques que la foi déserte et qui souffrent de son éclipse sans retour, nous les convions à se grouper parmi nous pour combattre avec de la beauté tangible le vide grandissant des âmes modernes. Et, déjà, une élite vient à nous, qui, par la qualité supérieure de son essence, nous console d’être réduite à un tout petit coin du monde et nous rend fiers d’y tenir déjà tant de place devant l’avenir pensif et souriant.

Confession d’un gnostique, GUILHABERT, Alb. Gn. Ep.

La Nouvelle revue, éditeur : La Nouvelle revue (Paris), tome XXXI, novembre-décembre 1904.
Image par Rudy and Peter Skitterians de Pixabay

3 réflexions au sujet de “Confession d’un gnostique”

  1. Très beau texte, il est des religions philosophies qui sont loin d’être arrivées à cette mâturité là…Le gnostique d’aujourd’hui est un soleil solitaire harmonieux frère de toute vie macrocosme microcosme…

  2. Quel texte oui, de quoi rêver avoir trouver enfin le lieu de l universel spiritualité. Je le souhaite très fort, moi qui ai l impression d être un radeau en pleine tempête.
    A bientot.

Les commentaires sont fermés.

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