La Gnose

L’abbé Boullan et le chanoine Docre

L’abbé Boullan et le chanoine Docre

On peut lire avec étonnement dans l’intéressante étude que M. Martial de Pradel de Lamase consacra ici même (Mercure de France, 15 octobre 1933, pp. 333-358) au « Sous-Chef J.-K. Huysmans » :

« Qu’il ait consulté, pour se renseigner, les pythonisses, les tables tournantes, les nécromanciens et tireuses de cartes, ce sont là menues peccadilles, mais un jour, en février 1890, il fit connaissance d’un prêtre dévoyé, l’abbé Boulan (sic), prototype de son chanoine Docre. Ce malheureux, qui voulait anéantir le Dieu qu’il avait quitté, et qui, pour mieux le défier, s’était, dit-on, fait tatouer deux croix à la plante des pieds afin de mieux lui témoigner sa haine, l’abbé Boulan, dis-je, entreprit de l’initier à la science satanique. Afin de lui inspirer confiance, il commença par lui rendre quelques services, etc., etc. »

Ainsi donc, comme M. Oswald Wirth et sans avoir les mêmes raisons M. Martial de Pradel de Lamase confond, par une erreur difficile à expliquer de sa part, celui qui conjure les maléfices et celui qui les répand, le Dr Johannès et le chanoine Docre de Là-Bas.

M. Oswald Wirth, après avoir joué l’abbé Boullan et avoir abusé de sa bonne foi, se rangea plus tard parmi ses adversaires les plus acharnés et figura à côté de Stanislas de Guaita, dans le tribunal d’occultistes qui condamna Boullan. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner qu’il ait déclaré que le chanoine Docre n’était autre que le Boullan réel poussé au noir (cf. Léon Deffoux, J.-K. Huysmans sous divers aspects, Paris, éditions Crès, 1927, in-8). Encore est-il bon d’observer que, dans une note (je crois M. Léon Deffoux trop bien informé en matière huysmansienne pour qu’elle lui soit attribuable), le chanoine Roca est donné, quelques lignes plus loin, comme prototype du chanoine Docre.

C’est là une explication et non une excuse. M. Oswald Wirth a commis une erreur volontaire, confessant d’ailleurs avoir eu un très vilain rôle auprès du thaumaturge lyonnais, qu’il avait « ignoblement trahi ».

Mais ce n’est aucunement, à ma connaissance, le cas de M. de Pradel de Lamase. L’erreur doit être, de sa part, involontaire, et je cherche en vain à me l’expliquer. Sans recourir à la documentation apportée par les études consacrées à Huysmans et à Boullan lui-même, il suffit de lire Là-Bas, pour constater que le chanoine Docre et le docteur Johannès sont constamment opposés l’un à l’autre, le second s’efforçant de réparer le mal fait par le premier.

À la page 283 de son roman, J.-K. Huysmans trace, par la bouche de des Hermies, ce portrait du docteur Johannès, c’est-à-dire de Boullan :

« C’est un très intelligent et très savant prêtre. Il a été supérieur de communauté et il a dirigé, à Paris même, la seule revue qui ait jamais été mystique. Il fut aussi un théologien consulté, un maître reconnu da la jurisprudence divine ; puis il eut de navrants débats avec la Curie du Pape, à Rome, et avec le cardinal-archevêque de Paris. Ses exorcismes, ses luttes contre les incubes qu’il allait combattre dans les couvents de femmes le perdirent. »

Et des Hermies pour la suite, je renvoie au volume raconte comment, à la suite de la guérison d’une épileptique (en 1875), en lui faisant toucher la relique de la robe sans couture de la Vierge, conservée en l’église d’Argenteuil, le guérisseur fut appelé par le cardinal archevêque de Paris, pour s’expliquer sur ses cures miraculeuses. Il s’ensuivit une scène pénible entre le prélat et l’abbé, suivie de la mise en interdit qui fit quitter l’église à Boullan.

Tout cela est de l’histoire à peine romancée.

L’abbé Boullan et le chanoine Docre

L’abbé Boullan avait été, en effet, supérieur de la maison des Trois-Epis et était, depuis 1872, propriétaire gérant et rédacteur en chef des Annales de la Sainteté au XIXe siècle, qui cessèrent de paraître au lendemain de la mesure prise contre lui.

Dans le roman, envoûté par le chanoine Docre, l’astrologue Gévingey se réfugie auprès de Johannès (p. 283), qui, pour le sauver, recourt au « sacrifice de gloire de Melchissédec » (pp. 390 et suivantes).

L’étude publiée par M. Joanny Bricaud : L’Abbé Boullan (Docteur Johannès de Là-Bas), sa vie, sa doctrine et ses pratiques magiques (Paris, Chacornac frères, 1927, in-8.), confirme pleinement tous ces détails.

Né le 18 février 1824 à Saint-Porquier (Tarn-et-Garonne), Joseph-Antoine Boullan, voulant se faire prêtre, alla, à sa sortie du petit séminaire, faire ses études théologiques à Rome, où il passa son doctorat. Entré dans la Congrégation des missionnaires du Précieux-Sang, il prit part, en Italie, à diverses missions, puis revenu en France, séjourna, toujours comme missionnaire, aux Trois-Epis (Drei Aehren), à 9 kilomètres de Turckheim (Haut-Rhin). Là, s’élevait un vieux couvent, lieu d’antiques pèlerinages, appelé à devenir le siège de la maison dont il devait être supérieur. Son goût pour la mystique s’affirme dans la Notice sur les œuvres de la Vénérable Marie de Jésus d’Agreda, publiée en tête de sa traduction de leur abrégé (1853). Son but est d’opposer aux phénomènes du spiritisme et du magnétisme ceux de la Mystique chrétienne. Dans les ouvrages qui suivront, il ne s’en départira pas.

En 1856, prêtre libre à Paris, il a la direction spirituelle à lui confiée par l’évêque de Grenoble, de la sœur Adèle Chevalier, miraculée de la Salette, visitée, prétendait-elle, par la Vierge. Ensemble, ils fondent, en 1859, à Bellevue, « Œuvre de la Réparation des âmes ».

L’Œuvre, au lieu des résultats espérés, aboutit à des poursuites en correctionnelle pour escroquerie et outrages publics à la pudeur. On s’y livrait, il est vrai, à des médications bizarres. Suivant M. Charles Sauvestre (Les Congrégations religieuses dévoilées, Paris, Dentu, 1879) :

« Une des sœurs étant tourmentée par le démon, l’abbé B. pour l’exorciser, lui crachait dans la bouche ; à une autre, il faisait boire de son urine mélangée à celle de la fille Chevalier, que les sœurs avaient ordre de ne jamais jeter ; à une troisième, il ordonnait des cataplasmes de matières fécales. »

Il y avait des médications plus étranges encore ; d’ailleurs, l’acte sexuel tiendra une grande place dans la doctrine de Boullan, quand, à la suite de la mort du prophète Vintras, survenue le 7 décembre 1875, il prétendra prendre la suite de l’entreprise, sous le nom de « Jean-Baptiste, successeur d’Élie »

C’était un schisme dans le schisme, car nombre des disciples de Vintras ne le reconnurent pas.

Tout cela est raconté tout au long par M. Joanny Bricaud et clairement résumé par Maurice Garçon, en tête de son étude sur Vintras, hérésiarque et prophète (Paris, Emile Nourry, 1928, in-8), qu’on peut considérer comme définitive.

Logé chez un de ses disciples de Lyon, l’architecte Misme, qui l’a recueilli, le prophète Jean-Baptiste, annonciateur du « divin Paraclet », guérit les possédées, car ses secours s’adressent surtout aux femmes, et fonde une véritable religion, le « Marisiaque du Carmel d’Élie », où le rôle pontifical est dévolu aussi bien à la femme qu’à l’homme. Il a auprès de lui une voyante, bien connue des lecteurs de la Cathédrale, une illuminée, sainte fille, au demeurant, Julie Thibault, qui pontifie en vêtements sacerdotaux et aide son maître à conjurer les maléfices. Après la mort de Boullan, Huysmans la prend à son service. Elle deviendra Mme Bavoil du roman et favorisera les curiosités mystiques et culinaires de Durtal.

Boullan compose manuscrits sur manuscrits, rédige le manuel de son Église, celui des fidèles, et celui des prêtres, où on peut lire :

« L’Amour vrai, soit qu’il soit au ciel ou sur la terre, approche tout, justifie tout, sanctifie tout. Nous devons être les grands-prêtres des amours, les délégués de toutes les puissances amoureuses de la Divinité, pour planer sur toutes les sphères.

Il faut tenir dans nos mains les liens qui relient les mondes minéral, végétal, animal, spirituel, et traverser tous les cercles, les incendier de nos feux et triompher. Nous allons manger le pain et boire le vin du sacrifice de gloire, et, nourris de la consubstantialité glorifiée, nous ne serons plus nous.

Notre chair devenue eucharistique nous fera pénétrer dans l’intimité des secrets de l’Époux éternel » (Bricaud op. cité).

Il n’a, comme on voit, rien abdiqué des aimables pratiques auxquelles l’« Œuvre de la réparation des âmes » dut de se voir reprocher de véritables outrages publics à la pudeur. Avec les mystiques, il est toujours difficile de préciser ; on ne sait jamais exactement à quel moment exact la littérature il est parfaitement inutile de la définir fait place aux sens, où l’union s’accomplit, non plus entre les esprits, mais entre les corps.

C’est à la fois un point faible et un point fort du genre : s’il peut appeler des adeptes, prêts au sacrifice, à la petite chapelle du Carmel, il fournira une arme terrible aux adversaires de Boullan, les occultistes. La lutte ne tarde pas à s’engager entre les deux puissances, celle d’en haut ; dont, malgré la venue annoncée du Paraclet, il serait téméraire de certifier, chez son prophète du moins, l’orthodoxie et la sûreté des mœurs, et celle d’en bas, à laquelle le seul tort de Huysmans fut, à l’époque où son doute évoluait vers la foi, de croire trop volontiers, semblant, en dehors même du roman, lui accorder un pouvoir qu’elle n’avait pas.

Sans parler de Josephin Péladan, dont la Rose-Croix fut surtout une affaire commerciale (celui-ci fit de la magie comme on fait du roman policier et ses mages valent les « Palladiens » de Léo Taxil), peut-on dire qu’il ait existé de véritables occultistes à la fin et même au commencement du XIXe siècle ? J’en doute. Parfait chef de rayon, Papus, autrement dit le docteur Encausse, sous forme de traités et de manuels, mit la science occulte à la portée de toutes les intelligences et de toutes les bourses, cependant que le redoutable marquis Stanislas de Guaita, après avoir débuté par de fort beaux vers, et le marquis de Saint-Yves d’Alveydre, semblent surtout avoir été des curieux très avertis, faisant, avant tout, œuvre d’érudition. Malgré la plaque photographique du colonel de Rochas bien de prétendus médiums abusèrent de sa bonne foi, nous sommes loin avec eux de l’envoûtement ou des maléfices jetés à travers l’espace sous diverses formes. Ce leur fut reproché, pourtant. La mort de l’abbé Boullan aurait été l’œuvre de Guaita et lui-même, par un juste retour de ce monde, et de l’autre, aurait été victime d’un fantôme qu’il tenait enfermé dans une armoire. C’était bien inutile : comme pour ce pauvre Dubus, chez qui l’occultisme voisinait certainement avec la fumisterie, la morphine suffisait.

Entre le prophète Jean-Baptiste et les occultistes (j’ai oublié Jules Bois, mais c’était lui aussi un curieux à la recherche du pittoresque), cela avait commencé par des coquetteries. L’énigmatique chanoine Roca aurait été le trait d’union. Guaita serait même venu à Lyon, voir Boullan là il se serait rendu compte des rites singuliers pratiqués au Carmel d’Élie. Oswald Wirth, mieux renseigné, aurait complété son édification, et le 23 mai 1887, le tribunal occulte, présidé par Stanislas de Guaita, prononça la condamnation de Boullan, rendue publique en 1891 seulement, par la publication dans le Temple de Satan d’une partie de la correspondance du prophète avec le jeune Wirth.

Mais depuis six ans, c’était la guerre, au couteau serait insuffisant, mais à coups de maléfices qu’on se retournait, entre le marquis de Guaita, « rénovateur de l’Occultisme », suivant Barrès, et le docteur Johannès. C’était de l’histoire, qu’ils romançaient eux-mêmes. J.-K. Huysmans n’en parlait point par ouï-dire. L’ex-abbé Boullan n’était pas pour lui une connaissance livresque : l’écrivain avait, à Lyon, été l’hôte du thaumaturge chez ce bon M. Misme, et avait été témoin des terreurs et des conjurations du docteur Johannès.

En février 1890, alors qu’il préparait Là-Bas et en recueillait la documentation, le romancier dont s’accentuait l’orientation nouvelle manifestée par A Rebours, était peut-être par l’entremise de Mme Berthe Courrière entré en relation avec Boullan. Il en avait beaucoup entendu parler dans les milieux touchant à l’occultisme.

Le chanoine Roca, à ce moment dans les Pyrénées-Orientales, avait fait instamment demander à Huysmans, désireux de recueillir « certains renseignements sur le satanisme moderne » de ne pas se mettre en rapport direct avec l’abbé Boullan, qu’il considérait comme dangereux et l’avait autorisé à se servir de son nom pour demander une entrevue à Oswald Wirth et causer avec lui, de ce « satanique à qui le chanoine et l’occultiste avaient eu affaire en même temps » (cf. Léon Deffoux op. cit.).

L’entrevue eut lieu. Il y fut parlé de l’abbé Boullan, dans des termes tels que Huysmans se rendit facilement compte de la haine de l’entourage de Stanislas de Guaita pour le prophète lyonnais et comprit les raisons du mystérieux Roca pour le détourner de rapports directs avec le prétendu successeur de Vintras. Loin de tenir compte de ce conseil, le romancier écrivit, le 7 février, Boullan, dans une lettre dont le Matin a publié le texte, au lendemain de sa mort :

« Il me faut l’aide d’un homme supérieur, au-dessus du temps, éloigné des enfantillages malsains et inquiétants des spirites et de l’immuable sottise des cléricaux. Cet homme ne peut être que vous. Ah ! tenez, j’ai entendu parler ces occultistes, un soir, de votre personne avec une telle haine et une si précise terreur, que, du coup, je vous estimai fort. Je vous jure que mon livre sera un sacré branle-bas dans ce camp-là ! »

L’abbé Boullan ne pouvait se dérober à cette invitation. Il apporta à Huysmans l’aide demandée, prenant soin, à son tour, de le mettre en garde contre les manœuvres des occultistes :

« Quant à votre but, que le Satanisme, qu’on croit perdu, existe toujours, ah ! nul sur cette question ne peut mieux vous mettre en mesure de parler avec conviction, appuyée sur des faits certains. Je vous citerai des faits qui, à coup sûr, rendront votre ouvrage d’un intérêt immense. Je puis mettre à votre disposition des documents pour établir que le Satanisme est vivant de nos jours, et comment et sous quelle forme.

Votre œuvre restera ainsi comme un monument de l’histoire du XIXe siècle.

Maintenant, un mot d’avertissement pour vous. Certes, je n’ai aucune espèce d’estime pour cette école (les occultistes), mais ils sont pleins de haine et, malgré tout, capables de petits résultats.

Êtes-vous armé pour la défense ? car si vous le faites, comme dit votre lettre, à coup sûr vous allez susciter contre vous leur fureur. S’ils vous contaient tout ce qu’ils ont tenté contre moi, vous sauriez alors ce qu’ils sont. Il y a eu des témoins de leur impuissance dans le mal.

N’ayant pu me nuire dans mon être, ils m’ont alors calomnié d’une façon indigne, simplement parce qu’ils se croyaient des rois, des mages et des maîtres, et que je leur ai montré qu’ils n’étaient que de très mauvais apprentis. De là des haines dont vous avez pu voir quelques échantillons » (Bricaud, op. cit.).

Loin de pouvoir être confondu avec le chanoine Docre, l’abbé Boullan était bien le « Roi des Exorcistes » dont le Figaro du 7 janvier 1893 salua la mort :

« Boulan (sic) était une âme hautaine, et comme on en trouve peu par ces temps de vils compromis ».

Là-Bas avait paru en 1891 en feuilleton dans l’Écho de Paris concurremment avec l’Enquête sur l’Évolution littéraire de Jules Huret, qui passionnait les moins de trente ans que nous étions alors. On y pouvait voir le romancier faire respirer, dans son cabinet de la rue de Sèvres, au journaliste étonné, de la pâte à exorcisme :

« Brusquement il me dit :

— Voulez-vous sentir de la pâte à exorcisme ?

— Oui, dis-je, vous en avez ?

Il se leva, ouvrit une boîte et y prit un carré de pâte brunâtre puis il puisa un peu de cendre rouge dans la cheminée, sur une pelle, et y posa la pâte qui grésilla un nuage épais s’éleva, et une odeur très forte envahit la pièce étroite, une odeur où se mêlait au parfum de l’encens la note âcre et entêtante du camphre.

C’est un mélange de myrrhe, d’encens, de camphre et de clou de girofle, la plante de saint Jean-Baptiste, me dit-il.

De plus, c’est béni de toutes sortes de façons. Cela m’a été envoyé de Lyon : comme ce roman va susciter autour de vous une foule de mauvais esprits, je vous envoie ceci pour vous en débarrasser, m’a-t-on dit » (Jules Huret, Enquête sur l’Évolution littéraire, Paris Bibliothèque charpentier, 1891, in-12).

Je n’oserai affirmer que, malgré le scepticisme dont feront montre, quelques mois plus tard, ses lettres à Mme Berthe Courrière, Huysmans n’ait pas cru, sur le moment, aux réels dangers auxquels l’avaient soumis les manœuvres de Stanislas de Guaita, conjurées seulement par l’aide efficace du docteur Johannès. Le roman une fois publié en volume chez Stock, un compact in-douze de près de 450 pages, soigneusement imprimé par Darantière, il se rendit, bien que déjà en route, grâce à l’abbé Mugnier non une conversion, mais un retour à la religion à Lyon, durant l’été de 1891, chez l’exorciste, où il fut admis à assister à sa cuisine conjuratrice.

Sur celle-ci et sur le séjour à Lyon de Joris-Karl, nous avons mieux que les papotages de Gustave Boucher, notés, avec d’autres, plus graves, par Maurice Garçon, mais les lettres mêmes de Durtal à Mme Berthe Courrière, divulguées par André du Fresnois, dans son article de la Grande Revue (15 mai 1911), consacré à « Une étape de la conversion de J.-K. Huysmans »

Le tirage à part qui en fut fait ayant été retiré du commerce, à la prière des exécuteurs testamentaires de Huysmans, je me montrerai très bref dans mes citations, empruntant seulement M. Lucien Descaves voudra bien fermer les yeux le strict nécessaire à cette correspondance publiée un peu légèrement, sans se munir des autorisations nécessaires :

« Voici de quoi il s’agit, écrivait Huysmans, le 17 juillet 1891 ; savoir si Stanislas de Guaita (en dehors du volume de Maurice Barres, publié au lendemain de la mort de Guaita Un Rénovateur de l’Occultisme [Paris, Chamuel, 1899], se reporter l’amusant chantre que Laurent Tailhade a, dans ses Petits Mémoires de la vie [Paris, Editions Crès, 1921, in-12], consacré à Stanislas de Guaita et à son milieu “Paul Adam, Gabriel Encausse, Albert Jounet, le Parsifal de Carcassonne, l’abbé Roca, toutes les gloires du mysticisme contemporain, venaient s’asseoir et causer. Joséphin Péladan avait reçu là une hospitalité prodigue, utilisant la science du Mattre jusqu’au temps que sa pouacrerie eut décidé Guaita à l’aérer un peu.”) est très malade. D’après des conjonctures que je vais vous expliquer, il doit être, à l’heure qu’il est, au lit ; et le bras qu’il s’injecte d’ordinaire de morphine doit être comme une outre.

Voici ce qui se serait passé.

Ici, à Lyon, chez le bon Boullan, c’est une mêlée générale pour l’instant. Assisté d’une fort extraordinaire somnambule et de maman Thibaut, il se démène et se cogne. Or, de Guaita aurait empoisonné la petite somnambule, qui lui aurait riposté par la loi du retour. Si bien qu’il y aurait intérêt à savoir si en effet de Guaita a écopé.

Les deux femmes, ici, le voient au lit.

Ouf ! C’est égal, je passe des journées peu ordinaires avec tout cela compliqué d’hosties brandies contre les esprits du mal. Seigneur Dieu ! en voilà un repos ! »

Espérant sans doute en goûter un peu, Huysmans, qui ne se plaisait guère que chez lui, car nul ne partagea aussi peu la bougeotte chronique dont sont atteints nos contemporains, alla visiter la Salette et la Grande Chartreuse. Il en revint sans enthousiasme. Son amour de la nature dépassait difficilement les fortifs et la grande banlieue :

« Quant à la montagne même, elle m’angoisse et m’ennuie. La Salette est située à une telle hauteur qu’aucun arbre n’y pousse plus. Imaginez des rocs immenses de pierre ponce avec deux brins de gazon et plus haut encore les neiges éternelles. En bas, des abîmes c’est d’un sinistre sans nom, mais cette monotonie de blocs barrant l’horizon, bouchant le ciel, cette mort de la pierre toujours immobile, m’affaisse et me dégoûte. Ce que j’aime mieux la mer, qui vit au moins et s’illimite !

Quant à la Chartreuse, c’est une hostellerie de dernier ordre et, sauf l’office de nuit, c’est au-dessous de tout. L’abbé Mugnier avait raison.

Le paysage même est surfait ; c’est un décor d’opéra-comique. Les précipices y sont quasi douillets ; le fameux désert n’est qu’une reproduction agrandie des Vaux de Cernay.

On n’y est bien, en somme, que dans sa cellule. J’ai fini par y passer là mon temps.

Puis j’ai eu tort de voir la Salette avant. Cette nature féroce et pelée m’a fait paraître plus petits encore les paysages tant vantés de la Chartreuse… »

À ces paysages trop photogéniques, Huysmans préfère, et ne s’en défend pas, Lyon et les combats qu’en la demeure de l’honnête M. Misme le docteur Johannès livre aux mauvais esprits. Pauvre docteur, contrairement au préteur, il s’occupe des petites choses, et au lieu de s’en prendre à Guaita, le prince terrible de l’Occulte, il daigne diriger ses foudres contre Péladan, l’homme-sandwich de la Rose-Croix, qui débite de la magie comme Mengin, non moins curieusement déguisé, vendait des crayons :

« Tout ça ne vaut pas Lyon et Boullan. Décidément, ces gens sont extraordinaires. J’ai vu chez lui la messe dite par une femme ! Gloire au sexe régénéré, aux organes célestifiés (style du lieu). Je me fais tirer la bonne aventure par la petite somnambule dont je vous ai parlé, elle lit pour l’instant dans des verres d’eau. Puis je vais en voir une autre qui pratique le rit mozarabique et tire l’horoscope avec des pois chiches et des fèves ; enfin, j’ai un rendez-vous avec une ancienne abbesse de Bénédictines ; j’espère en extirper des documents curieux. Je ne perds pas mon temps, comme vous voyez.

Les batailles ont repris depuis ma dernière lettre, des Wagram dans le vide. J’ai eu un peu peur d’être dans une maison d’aliénés. Boullan saute comme un chat-tigre, avec ses hosties. Il appelle saint Michel, les éternels justiciers de l’éternelle justice, puis à son autel il crie par trois fois “Terrassez Péladan, terrassez Péladan, terrassez Péladan !” C’est fait, dit la maman Thibaut, qui a les mains sur le ventre.

Ouf ! Quant à mon âme, à ma pauvre âme, tonton tontaine, elle est très convenable. Je me suis donné l’avant-goût de la vie contemplative dans des cellules au blanc de chaux, avec un prie-Dieu pour mobilier ; ça m’a fortement calmé, je suis comme un angelot, tout blanc. Ça me change ! »

Malgré ce souvenir très littéraire de Laforgue, dont il gâte, d’ailleurs, le refrain, jamais, même sous la robe de l’oblat, Huysmans ne dépouillera l’homme de lettres, son scepticisme à l’égard des exorcismes de l’abbé Boullan est plus apparent que réel. Tout cela prête au ridicule, sans doute : cependant, Durtal demeurera l’ami de l’exorciseur jusqu’à la bourse, et jusqu’à la mort. L’année suivante, Boullan ayant été poursuivi, par le tribunal de Trévoux, pour exercice illégal de la médecine et condamné à une amende de 2.000 francs, Durtal, qui n’était pas riche, la paiera, et après la mort de Boullan, survenue dans la nuit du 4 janvier 1893, achètera de ses deniers une concession de quinze ans, au cimetière de la Croix-Rousse, à Lyon, pour « J.-A. Boullan (Docteur Johannès), noble victimes », spécifiera la pierre tombale.

Cette mort fit couler beaucoup d’encre, faillit amener un duel entre Stanislas de Guaita et Huysmans et fit échanger deux balles sans résultat, entre l’occultiste et Jules Bois. Faisant état des pressentiments de Boullan, frappé la veille d’une première attaque, Jules Bois avait affirmé, dans le Gil Blas du 9 janvier 1893, que l’abbé Boullan était mort, victime d’un envoûtement, dont il accusait formellement Stanislas de Guaita et ses collègues de la Rose-Croix.

À parler franc, je ne crois pas plus à cet envoûtement qu’au fantôme qui, six ans après, aurait terrassé Guaita lui-même. Presque septuagénaire, l’abbé Boullan souffrait d’une maladie de cœur, et Edouard Dubus semble avoir eu la note juste quand, à la fin d’un article sur « L’Art d’envoûter » il écrivait, dans le Figaro du 29 janvier 1893 :

« Il est fort probable que le Dr Boullan, dont l’âge avancé, les fatigues et les tribulations suffisent à expliquer la fin, ne leur doit (aux procédés d’envoûtement) en aucune façon d’avoir quitté ce monde. »

Dubus, contre son habitude, avait parlé comme un sage.

Sans doute, Joris-Karl Huysmans perdit, par la suite, de sa foi dans la sainteté de Boullan et put croire, mais beaucoup plus tard, que Boullan lui-même n’était pas étranger aux pratiques sataniques.

Par contre, quand il écrivit Là-Bas, sa croyance dans l’œuvre quasi miraculeuse était complète. Le savant docteur Johannès représentait le principe du bien, et l’« affreux chanoine, celui du mal ».

C’est ce dernier, et non Boullan, qui portait sous la plante des pieds l’abominable tatouage décrit par M. de Pradel de Lamase :

« Mais enfin que fait cet abbé ? [questionne Durtal, à la page 207.]

— Ce qu’il fait [répond Gévingey], il évoque le Diable, nourrit des souris blanches avec des hosties qu’il consacre ; sa rage du sacrilège est telle qu’il s’est fait tatouer sous la plante des pieds l’image de la Croix, afin de pouvoir toujours marcher sur le Sauveur. »

Ce détail typique s’applique au seul chanoine Docre, satanique notoire, nullement au savant Johannès, prêtre d’une orthodoxie douteuse, mais ne sacrifiant pas, semble-t-il, au culte du Malin, avec lequel la venue du divin Paraclet n’avait rien de commun.

D’ailleurs, aux pages 287-289, qu’il serait oiseux de reproduire, des Hermies énumère les « secrets inrévélés de la magie moderne » auxquels le suppôt de l’immonde emprunte ses maléfices. En dehors des souris blanches, nourries d’hosties consacrées et de pâtes imprégnées de poisons savamment dosés, c’est un hachis où le Pain Eucharistique entre pour une bonne part, ou des poissons gavés de Saintes Espèces et de toxiques habilement gradués. Une goutte de l’huile essentielle qu’il retire de leurs corps putréfiés suffit à rendre fou.

Cette chimie diabolique n’offre aucun rapport avec les exorcismes employés par Johannès pour déjouer ces envoûtements et les retourner à leurs auteurs. La vie même de Boullan, comme le roman, s’oppose à toute confusion entre le thaumaturge lyonnais et le chanoine Docre.

Mais le prêtre satanique n’étant pas Boullan, quel était-il, ou plutôt quel ecclésiastique dévoyé en a fourni les traits ? La question est plus difficile à résoudre. Visiblement, Huysmans n’a plus fait œuvre de biographe, mais de romancier. Il en est de même pour Mme Chantelouve. Celle-ci est nécessaire pour nous aider dans la recherche du personnage. Commençons donc par elle.

Trois femmes, on le sait, ont servi à Huysmans pour établir le type de l’héroïne de Là-Bas. Leurs noms sont connus de tous les fervents du romancier ; il est pourtant inutile de les divulguer : l’une vit peut-être encore, une autre a laissé des enfants. Quant à la troisième, il suffit de lire avec quelque soin cet article pour en connaître le nom. Toutes trois touchaient au monde des lettres et des arts.

Le mari de l’une eut son heure, très brève, d’une relative notoriété. Huysmans en a (page 252) tracé un portrait d’une ressemblance telle que les survivants de cette époque auraient peine à ne le pas reconnaître :

« Il était retord et petit, bedonnait de l’estomac, ceinturait à peine son ventre de ses deux bras. Il avait les joues rubicondes, les cheveux longs par-derrière, très pommadés, ramenés en croissants le long des tempes.

Il portait du coton rose dans les oreilles, était complètement rasé, ressemblait à un notaire, bon vivant et pieux. Mais l’œil, vif, fourbe, démentait cette mine joviale et conate ; on devinait dans ce regard un homme d’affaires intrigant et madré, capable sous ses abords mielleux d’un mauvais coup ».

Voilà pour l’homme. La femme a prêté de sa personne et de sa prose à Mme Chantelouve. J’ai lu ses lettres, dont Huysmans, quand ils furent fatigués l’un de l’autre, eut soin de prendre une copie avant de les lui rendre.

La phrase si caractéristique de sa lettre de rupture (page 414) y figure en toutes lettres, j’eus déjà l’occasion de le dire :

« Merci du bon petit amour, réglé de même qu’un papier à musique, que vous m’avez servi, mais ce n’est pas là sa mesure, mon cœur gante plus grand. »

J.-K. Huysmans n’avait eu qu’à se reporter à sa copie des lettres de la dame.

Ce n’est pas elle, pourtant, mais une des deux autres, n’ayant jamais peut-être, malgré ses provocations, été sa maîtresse, qui fournit au romancier le plus d’éléments pour camper le type de Mme Chantelouve.

Intelligente, curieuse, frottée de littérature, un peu aventurière, celle-là fut une véritable nymphomane. Une scène nous fut contée par le vieux Gustave Boucher, digne de Casanova, ayant eu pour théâtre le cabinet même de l’écrivain, et dont la propagation semble, pour le moins, inutile. Plus heureux que saint Antoine, Huysmans n’avait pas, ce jour-là, même été tenté. Elle avait, paraît-il, la passion, l’obsession du prêtre. N’arrivant pas, le plus souvent, à faire faillir le confesseur, elle se plaisait, par d’effroyables aveux, à jeter le trouble dans son âme, sinon le désir.

Si le récit de la messe noire de Là-Bas est purement imaginaire, Huysmans n’ayant jamais, vraisemblablement, assisté à aucune messe noire qui sait même s’il s’en célèbre ? c’est d’elle, à n’en pas douter, que le romancier tint les principaux renseignements sur le culte de Satan dont la lecture éveilla tant de curiosités ; par elle qu’il connut l’existence du prêtre déchu, devenu le chanoine Docre du roman, des précisions sur sa vie, d’elle qu’il obtint sa photographie.

Cette photographie, un jour, avait attiré son attention en passant par le carrefour de la Croix-Rouge, où elle était exposée à une vitrine. Comme un collégien devient amoureux d’une actrice, pour avoir contemplé son portrait à un étalage de la rue de Rivoli, les désirs morbides de la femme se seraient portés sur cet inconnu, et elle n’aurait eu de cesse jusqu’à ce qu’elle l’eût joint.

De leur accointement naquit le chanoine Docre.

Toutefois, autant Huysmans avait peu cherché à dissimuler la personnalité d’un des prototypes de Mme Chantelouve, autant s’efforça-t-il à cacher celui de l’occultiste. Son curriculum (page 345) est complètement fantaisiste et dès la page 207, il semble vouloir dérouter les recherches en les égarant sur une fausse piste :

« Et savez-vous ce qu’est devenu le terrible Docre ? fit des Hermies.

Non, Dieu merci ! Il doit être dans le Midi, aux environs de Nîmes, où il résidait jadis. »

C’est là clairement désigner le chanoine Roca, erreur que confirme un recoupement emprunté à une lettre du romancier à Oswald Wirth, alors qu’il réunissait la documentation de Là-Bas :

« M. le chanoine Roca, qui est dans les Pyrénées-Orientales pour l’instant, me fait instamment demander de ne pas me mettre en rapport direct avec l’abbé Boullan, qu’il considère comme dangereux » (Léon Deffoux op. cit.).

C’est dire que ce prêtre, curieux des choses de l’Occultisme était, comme l’a déjà indiqué une note empruntée à Laurent Tailhade, de l’entourage de Stanislas de Guaita, partant, un peu occultiste lui-même et dans une petite feuille, L’Anti-Clérical, dont le titre seul rappelait la boutique et les publications ordurières de Léo Taxil, prêchait une sorte de doctrine néo-bouddhiste, teintée de spiritisme.

Il avait ses raisons pour tenir l’abbé Boullan comme dangereux, ne se prétendait-il pas envoûté par lui ? Il était effectivement dans les Pyrénées-Orientales, lors de la publication de Là-Bas, donnant, du château de Pollestron, le 30 avril 1891, dans une lettre que possédait Georges Montorgueil, les renseignements suivants, sur la transformation de son journal :

« L’Anticlérical sera publié à Paris, sous le contrôle d’un comité anonyme de prêtres catholiques mêlés comme moi à l’ésotérisme du dogme chrétien. Il prend le titre de Socialisme chrétien et j’en reste le rédacteur en chef » (cf. Intermédiaire des chercheurs et curieux, 30 septembre 1900. II existe une commune de Pollestres, dans le canton de Thuir, à 12 kilomètres de Perpignan.).

Ces prêtres catholiques étaient affiliés sans doute à des groupes d’études psychiques et s’ils osaient s’aventurer dans le domaine déjà peu orthodoxe des problèmes de la science occulte, n’étaient ni les officiants, ni même les fidèles de problématiques messes noires.

Mais le chanoine Roca, en ce moment dans les Pyrénées-Orientales, n’avait rien à voir avec le chanoine Docre, tout au plus, Huysmans peut avoir songé, un peu, à Stanislas de Guaita. Le « terrible Docre n’exerce pas son détestable ministère dans le Midi, mais dans les Flandres ». Quatre ans plus tard, en 1895, Huysmans, qui a perdu ses illusions sur l’abbé Boullan, soulève un coin du voile, écrivant dans la préface du volume de M. Jules Bois, Le Satanisme et la Magie (Paris, Léon Chailley, 1895, in-8) :

« Tel ce chanoine Docre, dont le profil apparaît quelquefois dans la vitrine d’un photographe qui fait le coin de la rue de Sèvres et de la place de la Croix-Rouge. Celui-ci a constitué, en Belgique, un clan démoniaque de jeunes gens.

Il les attire par la curiosité d’expériences qui ont pour but de rechercher “les forces ignorées de la nature”, car c’est l’éternelle réponse des gens acculés, pris en flagrant délit de Satanisme ; puis il les retient par l’appât des femmes qu’il hypnotise et par l’attrait de plantureux repas ; et, peu à peu, il les corrompt et les perturbe avec des aphorismes qu’ils absorbent, sous forme de noix confites, au dessert ; enfin quand le néophyte est mûr, lié et sali par de réciproques sévices, il le lance en plein sabbat, le mêle à la troupe de ses horribles ouailles. »

Huysmans se montre à la fois plus précis et plus véridique. Tout le bric-à-brac romantique des souris blanches, des poissons gavés de Saintes Espèces, a disparu, remplacé par de plantureux repas où des femmes faciles tiennent leur place et jouent leur rôle. La mort de l’abbé Boullan, survenue en janvier 1893, et la connaissance de ses papiers, ont rendu plus circonspect le crédit qu’il accordait à ses propos, puis n’a-t-il pas fait le pas décisif qui, à jamais, l’avait débarrassé des obsessions démoniaques trop longtemps subies ? Envoyé à Notre-Dame d’Igny par l’excellent abbé Mugnier, il s’y est confessé et a communié (se reporter au délicieux petit volume de l’abbé Mugnier J.-K. Huysmans à la Trappe, Paris, Le Divan, 1927, in-16. Perdue au fond des bois, sur les confins de l’Aisne et de la Marne, la Trappe-d’Igny fut détruite en 1915 par les Allemands, lors de leur retraite sur la Vesle. Le hasard avait voulu que le Dr René Dumesnil y ait eu auparavant son ambulance, hasard heureux auquel nous devons la publication d’un précieux volume cher à tous les Huysmansiens La Trappe d’Igny ; Retraite de J.-K. Huysmans, Paris, Morancé, 1923, in-8, avec des bois de P.-A. Bourroux. Les bâtiments ont été reconstruits en 1929, et l’ancienne Trappe, fondée en 1137 par saint Bernard, est remplacée, aujourd’hui, par un couvent de Moniales cisterciennes, venues de Laval.).

Le chanoine Van Ecke ou Van Arche il suffit d’une mauvaise plume pour déformer un nom propre mort sans doute depuis longtemps, aurait été, à Bruges, chapelain de la congrégation du Précieux-Sang. (N’est-ce pas confondre avec Boullan ?) Il appartient à un de nos amis de Belgique de faire sur place sur ce prêtre, peut-être coupable, peut-être calomnié, sans doute très innocent des crimes qui lui furent imputés, des recherches dont se réjouiraient tous les lecteurs de Là-Bas. Pour mon compte, je me suis malheureusement borné à voir, venant de Huysmans, un des mille souvenirs dont Gustave Boucher fit argent, la photographie qui, au carrefour de la Croix-Rouge, avait éveillé la curiosité d’une femme.

C’est une carte-album que le temps n’a pas jaunie. Le chanoine paraît avoir visiblement plus que les quarante ans que lui prête le roman et ne répond nullement au portrait qu’en trace Huysmans dans la description de son imaginaire messe noire. Au-dessus d’un rochet de fine dentelle, la tête, que couronnent des cheveux presque blancs, est belle et trahit la race, le front est large, le regard seul peut sembler énigmatique. L’homme d’Église apparaît, très calme, ne posant pas devant l’objectif du photographe, un peu distant et ne pouvant être confondu avec les prêtres habitués, à la recherche d’une messe, dont les soutanes élimées et roussies par l’usage et les intempéries balaient les trottoirs aux alentours de Saint-Sulpice, mais rien ne trahit le mauvais prêtre. On est loin de Là-Bas, on songe plutôt à quelque prélat du XVIIIe siècle, de l’entourage du cardinal de Rohan, qui, comme lui, aurait fréquenté Cagliostro et assisté à ses cures merveilleuses ; peut-être à une tenue solennelle où le Comte pour rire tenait le marteau du vénérable.

Cela suffirait à le rendre suspect aux catholiques du XXe siècle, mais au XVIIIe n’avait aucune importance.

L’abbé Boullan et le chanoine Docre.

PIERRE DUFAY.

Mercure de France, 1935/03/15 (T258, N882).

This post was last modified on 5 avril 2020