Les fables palabrées de la Cour des Miracles ou la résurgence templière de Fabré-Palaprat.

Par +Tau Héliogabale.

« Eh bien, je puis parler ouvertement. Oui, je suis pape. Vous me direz que le pape est à Rome. Mais sachez que le pape qui est à Rome n’est pape que selon l’ordre de saint Pierre, et que moi, je suis pape selon l’Ordre de Saint-Jean. Que Saint Pierre n’a pas reçu la haute initiation, voilà pourquoi les papes qui descendent de lui n’ont enseigné que l’erreur. Saint Jean, au contraire, saint Jean seul a été initié par Jésus, son maître, qui lui-même avait été initié par les sophes d’Égypte. Or, je suis le successeur direct et légitime de Saint Jean, c’est donc dans mes mains que se trouve le flambeau de la vérité qui doit éclairer le genre humain. Il m’a été révélé par calcul cabalistique que le moment était arrivé de faire briller le flambeau ».

Fabré-Palaprat - Les fables palabrées de la Cour des Miracles

Qui donc était ce Fabré-Palaprat ?

Bernard Raymond Fabré-Palaprat naît à Cordes (aujourd’hui Cordes-sur-Ciel) le 29 mai 1775. Il entre au séminaire de Cahors. Cela semble avoir marqué sa vie, et explique sans doute ses prétentions futures à la papauté templière… Il finira par entreprendre des études de médecine et s’établira comme podologue à Paris dès 1798, s’affiliera à la maçonnerie et deviendra en 1801 le député du Grand Orient de la loge des « Sincères Amis ».

Il s’illustrera lors du siège de Paris en 1814 et finira ses jours à Pau le 18 février 1838.

Mais n’allons pas trop vite. En 1804, nous retrouvons notre Bernard Raymond à Paris en compagnie du docteur Ledru qui prétend détenir la succession magistrale du dernier grand-maître de l’Ordre du Temple (rien de moins) qui lui aurait été transmise par Radix de Chevillon. Fabré-Palaprat est reçu chevalier sous le nomen de Raymond de Spolète, « lieutenant général d’Amérique ».

Comment ? Me direz-vous, mais l’Ordre du Temple a disparu dans les fournaises de l’Inquisition au 14e siècle… Oui, mais non, car voyez-vous notre bon docteur Ledru possède la charte de transmission, le coup spécial qui vous permet de latter le monstre de fin de niveau et de vous élever dans les hautes sphères !

Larménius

Cette charta transmissionis, tabula aurea Larmenii, proviendrait de Jacques de Molay, dernier grand-maître de l’Ordre du Temple, brûlé sur l’île aux Juifs à Paris le 18 mars 1314. Celui-ci voyant sa fin proche aurait transmis sa charge – et les secrets qui en découlent – à Jean-Marc Larménius, un illustre inconnu pour les historiens, mais commandeur de Jérusalem pour la bonne cause (pour rappel, à cette date, Jérusalem était depuis longtemps aux mains des Mamelouks). Celui-ci, à son tour, aurait transmis la grande maîtrise à François-Thomas-Théobald d’Alexandrie, le 13 février 1324, en lui remettant également la fumeuse charte qui se transmettra ainsi de génération en génération, pour arriver après être passées par les mains de Ledru, entre celles de de notre bon pédicure, pardon pontife, Bernard Raymond en 1804, pour un terme d’un an.

Il y aurait ainsi eu 22 successeurs de Jacques de Molay, pas roturiers pour un sou : Bertrand Du Guesclin (1357), trois comtes d’Armagnac (1381, 1392, 1419), Henry de Montmorency (1674), Louis-Auguste de Bourbon, fils légitimé de Louis XIV (1724), et de Louis-Henri de Bourbon, prince de Condé (1737)… En 1705, le Grand-Maître Philippe, duc d’Orléans, convoque à Versailles un convent général, au cours duquel sont dévoilés les statuts généraux de l’Ordre inspirés par la règle de Saint-Bernard de 1128.

Notons que dans ce même document, Larménius frappe d’anathèmes les templiers écossais comme déserteurs de l’Ordre et les frères de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem comme spoliateurs. Francs-maçons et chevaliers de Malte fuyez, Larménius ne vous aime pas beaucoup. Cela dit, cela permet aussi de se poser comme seul et unique dépositaire : « © Ordre du Temple™ » est né !

Blason Ordre du Temple
Blason Ordre du Temple

Que l’on se rassure, les francs-maçons peuvent dormir sur leurs deux oreilles, car cette charte est très probablement un faux : tout d’abord, le latin utilisé n’est pas celui de l’époque ; ensuite, en aucun cas, un grand-maître du Temple n’avait le pouvoir de désigner seul un successeur, fût-il en danger de mort (on me rétorquera que je n’ai pas connaissance des règles secrètes rédigées en sumérien, soit !) ; le mode d’élection collégial du grand maître assurait la survie de l’Ordre dans tous les cas, la grande maîtrise n’étant qu’une fonction et non un sacre royal, comme cela le deviendra avec notre bon Bernard Raymond… Ajoutons à cela des erreurs de dates ou de faits : Evrard de Bar devient ainsi grand-maître en 1152 au lieu de 1149 ; Philippe de Naplouse en 1116 au lieu de 1169 ; on fait de Guillaume de Rochefort un grand-maître ce qu’il n’était pas… Etc. etc. etc.

Au début de la Révolution française, le dernier grand-maître en titre, le duc de Cossé-Brissac prévoyant les dangers pour la survie de l’Ordre aurait décidé de remettre les archives et les « reliques » à Radix de Chevillon et de le nommer régent dans l’attente de jours meilleurs.

Le 10 juin 1804, Radix de Chevillon convoque ses amis et leur dévoile donc le legs qui lui fut fait et leur confère la dignité de « Princes de l’Ordre » : Ledru devient le « Lieutenant général d’Afrique », Saintlot celui d’Asie et Courchamps se voit élevé à la dignité de « Grand Précepteur ». Chevillon se contente lui du titre de Régent.

Le 4 novembre 1804, les chevaliers réunis au sein de la loge des « chevaliers de la Croix » se constituent en Convent général et décident de l’élection à la charge de grand-maître de Bernard Raymond Fabré-Palaprat de Spolète. La loge des « chevaliers de la Croix » deviendra le vivier et l’Ordre Extérieur et recevra ses patentes du Grand Orient le 23 décembre 1805. L’Ordre intérieur se développera sur la souche templière.

L’Ordre est complètement organisé en 1806. Ses statuts sont rédigés en latin, et il se dote d’une structure en trois classes : une Maison d’Initiation, une Maison de Postulance et des Convents. La Maison d’initiation, connue sous le nom d’Ordre d’Orient, regroupe en gros les membres revêtus des quatre premiers grades de la maçonnerie écossaise. La Maison de Postulance regroupe les membres ressentis comme pouvant ensuite postuler à la dignité templière. Les Convents regroupent les Écuyers et les Chevaliers ou Lévites, c’est l’Ordre Intérieur.

Le 28 mars 1808, l’Ordre sort enfin de l’ombre et, avec le soutien présumé de Napoléon, organise un service à la mémoire de Jacques de Molay en l’église Saint-Paul-Saint-Antoine de Paris.

Mais, dès 1809, Bernard-Raymond 1er, grisé par ses succès ou réel pontife dans l’âme, décide de modifier les statuts de l’Ordre afin de concentrer le pouvoir entre ses seules mains : les vicaires-magistraux irrévocables deviennent des vicaires du Grand-Maître, amovibles à sa discrétion. Il multiplie les grades et les offices, il révoque à tour de bras les lieutenants-généraux, bref il entre enfin dans la peau du personnage !

En janvier 1810, l’évêque constitutionnel Mauviel rejoint les rangs templiers, mais se refuse à agir publiquement dans ses fonctions religieuses, il est destitué le 10 mars suivant sur base de l’article 18 des Statuts qui exigent des membres de l’Ordre qu’ils soient catholiques romains !

En février 1812, Bernard-Raymond s’avance encore d’un pas en publiant un décret affirmant que le « Grand-maître, en sa qualité de Souverain Pontife et Patriarche de l’Ordre, a le pouvoir de conférer l’onction de la Chevalerie ».

Tout ceci entraînant, bien sûr, schismes et contre-schismes… Jusqu’en 1830, année où Bernard-Raymond dévoile en secret, à ses proches compères chevaliers d’abord, puis publiquement, la source de son pouvoir universel, nous voulons parler du très fameux Lévitikon dont nous traiterons bientôt…

Mais auparavant petit flash-back, si vous le voulez bien.

La société de l’aloyau

Dans son Histoire amoureuse des Gaules, de Bussy-Rabutin rapporte que des seigneurs de la cour de Louis XIV formèrent en 1682 une société d’hommes aimant se donner l’un l’autre le templier baiser… Ce qui explique que ce groupe reçut le surnom de Petite résurrection des templiers… Découverts, les membres seront bannis, et la société se transformera vite en salon philosophico-politique, récupéré par Philippe d’Orléans en 1705 ; le prêtre jésuite Buonnanni en rédigea les statuts qui deviendront la charte Larmenius de l’Ordre du Temple. Cet Ordre cherchera un temps à se faire reconnaître par les templiers de Tomar, et même par Rome. Puis, il entra en semi-clandestinité sous le nom de la « société de l’Aloyau » dont l’un des membres fut le duc de Cossé-Brissac…

Le Chevalier de Fréminville, dans ses Antiquités de Bretagne, fait un enthousiaste panégyrique de l’Ordre du Temple, et publie la charte Larménius de transmission de la Grande Maîtrise des Templiers depuis 1324, jusqu’à l’année 1804. Il avait déniché cette charte, d’ailleurs incomplète, chez un relieur qui possédait les archives de l’évêché de Quimper. Selon lui, Ledru avait subtilisé la charte et y avait apposé son nom sans en avoir le droit ; il s’ensuit qu’il ne pouvait transmettre quoi que ce soit…

Une autre rumeur voudrait que Jacques Philippe Ledru, étant le fils du médecin de Cossé-Brissac, ait récupéré un meuble dans les tourments de la Révolution et qu’il y ait découvert en 1804 les statuts de l’Ordre de 1705 qui y étaient dissimulés. Il aurait partagé sa découverte avec ses amis de la loge des chevaliers de la Croix, avec la suite que l’on sait.

N’ayant pas ma boule de cristal synchronisée sur ces détails, je laisserai le soin à chacun de se faire sa propre opinion. En fait, cela importe peu, car comme nous l’avons vu cette charte est soit un faux, soit une couverture pour une société d’hommes aux mœurs alors inavouables, soit, mais c’est très peu probable, elle est authentique et est tombée entre de mauvaises mains…

Fabré-Palaprat

Le Lévitikon (on ne rit pas dans les rangs)

« Dieu est tout ce qui existe, chaque partie de ce qui existe est une partie de Dieu, mais n’est pas Dieu. Immuable dans son essence, Dieu est muable dans ses parties, qui, après avoir existé sous les lois de certaines combinaisons plus ou moins compliquées, revivent sous des lois de combinaisons nouvelles. Tout est incréé » (Levitikon).

Fabré-Palaprat aurait trouvé en 1814 chez un bouquiniste un manuscrit grec qui se révélera être une version de l’Évangile de Jean très différente de la version canonique… Moi je dis que cela aurait été plus plausible dans une cave.

C’est la naissance de la religion johannite. Palaprat entreprend d’unir les deux morceaux de la fable, le Symbole chrétien ! Le Christ est le fondateur de l’Ordre d’Orient, et donc du Temple. Saint-Jean, son successeur, est l’unique dépositaire des secrets du maître et la charte de Larménius s’accouple alors avec une lignée apostolique. Notre Bernard-Raymond, grand-maître de l’Ordre du Temple, devient ainsi le souverain pontife et patriarche de l’Église Johannite, successeur de Jésus et nouveau Christ ! En outre, Hugues de Payens aurait été investi du pouvoir apostolique et patriarcal par Théoclet, dernier possesseur de la chaire de Saint-Jean l’Évangéliste, et se trouvait ainsi placé dans la suite des successeurs de cet apôtre ! Précisément le 115e dans l’ordre de succession du Christ ! Rien de moins, rien de plus.

Une classe particulière est alors créée, celle de l’Ordre Lévitique qui regroupe les diacres, prêtres et pontifes.

Avec la liberté de culte instaurée à la suite de la révolution de juillet 1830, Fabré-Palaprat peut désormais parler ouvertement de sa « religion johannite » comme du culte originel des anciens Templiers et fait éditer en 1831 le Lévitikon, contenant la traduction française de sa version du Quatrième Evangile (avec le texte de la Vulgate en regard). Ce texte, qui ne compte que 19 chapitres, efface purement et simplement la Résurrection, le récit se clôturant par la mise au tombeau du Christ ! Jésus n’est qu’un myste, premier grand-maître et pontife de l’Ordre du Temple (ouah !). On y relève également que la Trinité n’est qu’une expression de la matière – le Père étant la matière elle-même ; le Fils étant son action et le Saint-Esprit son intelligence. Le Christianisme primitif est au mieux panthéiste, au pire athée ! Mais ceci permet bien sûr d’expliquer le lien avec les templiers : on ne vénère pas la Croix qui n’est pas un signe du Salut au travers du sacrifice du Christ ; Jésus n’est qu’un initié égyptien (sic !) qui n’a jamais véritablement accompli de miracles. J’en aurais presque oublié l’interprétation de l’Apocalypse de Saint Jean : la Bête y tenant le rôle de l’Église de Rome, tandis que l’église johannite est représentée par la Femme revêtue de soleil.

« Jésus conféra l’initiation évangélique et la suprématie sur l’Église qu’il avait fondée à Jean, le disciple bien-aimé, et aux autres apôtres, sans en excepter Judas Ischariote et Pierre, dont l’un eut la lâcheté de le renier, et l’autre commit le crime affreux de le livrer à ses ennemis. Ainsi le patriarcat a été transmis, sans interruption, depuis Jean jusqu’à Théoclet, en 1118, et, depuis lors, jusqu’à présent, aux grands maîtres de l’ordre des templiers qui, par cette raison, se disent Joannites ou chrétiens primitifs » (Levitikon).

Notre bon Bernard Raymond se sentant investi par les puissances d’en haut nous a réservé, pour notre plus grand plaisir, quelques morceaux d’anthologie :

 « BERNARD-RAYMOND,

Par la grâce de Dieu et les suffrages de mes frères, Souverain Pontife et patriarche de la sainte Église chrétienne, catholique et apostolique, successeur du Très Saint Père et Apôtre, Souverain Pontife et patriarche Jean. 

À mon très cher frère Hyacinthe, archevêque du diocèse de Paris,

Salut et bénédiction en Notre-Seigneur Jésus-Christ… »

On sent bien le détachement.

Je crois que nous avons, avec le Lévitikon, la source de bien des délires pseudo-gnostiques qui essaimeront de la Théosophie aux écclésioles, en passant par les chapitres dominicaux de templiers de foire… Le bourgeois s’ennuie voyez-vous, il lui faut du fabuleux pour s’encanailler l’âme…

Fabré-Palaprat
Le maître en grande tenue…

La Cour des Miracles

Fabré-Palaprat propose l’épiscopat à ses chevaliers afin de publiquement professer la religion johannique et de dire messe pour les fidèles. Tous refusent, mais sa route croise par bonheur celle de l’abbé Chatel.

Ferdinand-François Chatel est né le 9 janvier 1795. Il fera le Petit Séminaire de Montferrand et ensuite le Grand Séminaire. Il recevra les Ordres en 1818, vicaire puis curé de campagne, et se forgea une solide réputation de prédicateur – ce qui lui servira, comme nous le verrons bientôt.

En octobre 1830 il est frappé d’interdit ou d’une autre peine disciplinaire et, le 25 novembre de la même année, rompt définitivement avec Rome au travers d’une publication parue dans le Courrier français. Il ouvre bientôt une chapelle à Paris et fonde l’Église catholique française. Cette dernière admet la divinité de Jésus-Christ, la présence réelle, les sept sacrements, l’invocation de la Sainte Vierge et des saints ; elle impose l’usage de la langue vulgaire dans l’exercice du culte et l’administration des sacrements, déclare la confession facultative et non obligatoire, repousse les indulgences, le droit d’excommunication. Chatel a deux grands vicaires, deux anciens séminaristes, Auzou et Blachère.

En quête d’une consécration ecclésiastique, Chatel s’adresse, vers la fin de 1830, à l’ancien évêque constitutionnel de Blois, l’abbé Grégoire, qui la lui refuse. Mgr. de Pradt, ancien archevêque de Malines, oppose le même refus. Il trouve en la personne de Mgr. Poulard, ancien évêque constitutionnel d’Autun, une oreille plus complaisante, cependant il ne procède qu’à l’ordination de Auzou et Blachère en refusant de consacrer Chatel.

Chatel a alors l’idée de se tourner vers notre Bernard-Raymond et son Église johannite. Celui-ci, tout au bonheur de trouver brebis à sa bergerie, acquiesce immédiatement en faisant promettre au futur évêque de se convertir à la « religion johannite », ce que Chatel s’empressa de faire et de signer de son sang son engagement nouveau ! En récompense il se voit gratifié du titre de « Primat coadjuteur des Gaules ».

En juin 1831, Chatel est consacré dans le cabinet de Bernard Raymond par Machaut, selon le rite johannite. Quoique de mauvaises langues de l’époque assurent que ce fut des mains du grand pontife lui-même. Peu importe, cela revient au même.

Que l’on se rassure, Chatel se ravisa bien vite et renia sa nouvelle religion tout en gardant précieusement sa consécration toute neuve. Nous passerons les épisodes tragicomiques de la relation Palaprat-Chatel. Contentons-nous de l’avis du « maître » : « Il y a quelque chose de déplorablement bizarre dans la manière de faire de M. Chatel. Ainsi, par exemple, il veut voir réformer ce qu’il qualifie d’abus dans l’Église romaine et il se sépare de cette église et traduit seulement les abus français. Il forme une église catholique française, et il réclame les pouvoirs de l’église primitive à laquelle il se soumet sans réserve.Nommé par l’église primitive primat des Gaules, il se sépare de cette église et se proclame primat catholique français. Il nie la divinité de Jésus, et il se dit ministre de la religion de Jésus. Il nie en chaire la présence réelle, soit en corps, soit en esprit, il lance des sarcasmes sur la messe, et, en descendant de chaire, il offre le saint sacrifice de la messe. Il tourne en ridicule l’enfer et le purgatoire, et il reçoit de l’argent afin de dire des messes pour le repos des âmes des trépassés. Il reconnaît que l’interdiction lui ôte le pouvoir de faire des prêtres, et il fait des prêtres pour se faire donner par eux ce pouvoir, etc. »

Chatel finira par être trahi par ses propres troupes : en 1832 par Auzou qui finira comme il avait commencé, ainsi que le rapporte la rubrique des faits divers de l’époque : « M. Auzou, ancien prêtre catholique, ancien vicaire de l’Église française, ex-directeur des postés à Givry, vient d’être condamné par la Cour d’assises de Saône-et-Loire, pour un détournement de 1 600 francs, avec des circonstances atténuantes, à cinq ans de détention et dix ans de surveillance de haute police. »

Chatel continuera la carrière qu’on lui connaît (et nous l’en félicitons) en portant fièrement comme devise : « Fais ce que veux et advienne que pourra ! » Il a pressenti Crowley sans doute…

Quant aux Templiers, il continuèrent à célébrer leur culte dans un local de la Cour des Miracles. On y annonçait la présence de l’Église Catholique Primitive et les chevaliers y disaient messes selon le rite johannique pour la plus grande édification de leurs frères. On y remarqua la présence de Jean-Marie Ragon, éminent maçon, qui avait publié en 1821 la traduction du Crata Repoa, officiant alors sous le nom de Jean-Marie de Venise, vicaire primatial de l’Église de France.

La Fin

Le mariage du johanitisme et du templarisme ne plut pas beaucoup à de nombreux chevaliers qui donnèrent collectivement leur démission le 8 mars 1833 en arguant que les déclarations du Grand-Maître concernant le Léviticon ne concordaient pas avec les Statuts qui ne faisaient aucune mention d’une religion particulière qu’auraient professé les templiers.

Le 18 février 1838, Bernard-Raymond usé physiquement et moralement par ses propres intrigues et luttes de pouvoir meurt, en remettant à l’amiral Sidney Smith la régence de l’Ordre.

Le 20 juin 1867, dans sa quatre-vingtième séance, le Magistère rédigea le décret conférant au roi Georges de Hanovre la Grande-Maîtrise à qui furent remises toutes les archives de l’Ordre qui jamais ne lui parvinrent. C’est ainsi que les documents du fonds Palaprat sont conservés à la Bibliothèque Nationale où ils ont été déposés en 1871. Quant à la charte Larmenius, elle est aujourd’hui conservée à Londres, ou dans une cave quelque part ailleurs.

Conclusions

« C’est une farce » s’exclame Chatel après sa consécration, et il se peut qu’il ait raison, car l’épiscopat de Fabré-Palaprat est pour le moins douteux. Selon Louis Irissou (La Presse Médicale du 25 octobre 1947, p. 729), Palaprat aurait reçu, vers 1793, l’ordination sacerdotale des mains de Mgr. Jean-Joachim Gausserand, évêque constitutionnel du Tarn (Mgr. de la Thibauderie soutient que ce fut en réalité Danglars, évêque constitutionnel du Lot). Il aurait ensuite reçu l’épiscopat, tout d’abord selon le rite johannite des mains de l’évêque Arnal en 1804, et enfin sacré sous condition en 1810 par le constitutionnel Mauviel, alors Primat de l’Église johannite, et Mgr. Salamon, évêque in partibus d’Orthose.

« Un des derniers primats de notre église, prélat romain et ancien évêque de Saint-Domingue, assisté de ses coadjuteurs-généraux, parmi lesquels on comptait M. l’évêque d’Ortosie, également prélat romain, a procédé à l’ordination sacerdotale et à la consécration épiscopale de M. de Villard, nos registres en font foi. Les mêmes pontifes ont aussi consacré évêques MM. les lévites Clouet et Lacolley qui ont été élèves plus tard au titre de coadjuteurs-généraux du primat.

Ces ordinations, il est vrai, et ces consécrations ont eu lieu selon le rit johannite; mais ce rit diffère très-peu du rit romain, et il n’existe pas de différence, pour le fond entre les deux rits. C’est aussi selon ce rit que, lorsque nos frères m’ont élevé sur le siège patriarcal de l’église, j’ai été consacré évêque par M. Arnal; alors primat, et consacré lui-même par un évêque johannite. Donc les évêques existants ont pu recevoir, et il en est qui ont reçu leur caractère d’un autre que moi, et même.. d’un évêque romain » (Lettre de Fabré-Palaprat à l’Ami de la Religion, 1834).

Quoiqu’il en soit, Chatel a rompu définitivement avec l’Église de Fabré-Palaprat ; il en a rejeté les rites et la liturgie ; il en avait même honte. Que l’on m’explique donc la validité d’une transmission de cette lignée lévitique par un évêque qui n’y a jamais cru et ne pouvait donc avoir l’intention ferme de la transmettre.

Qui est ce Michel-Henri d’Adhémar qui vécu jusqu’à l’âge canonique de 99 ans ? Qui sont Luc Barnéoud et Louis Vacherot qui l’assisteront lors du sacre de Manuel Lopez de Brion en 1857 ? Que dire d’Arturo Clement qui serait à l’origine de la transmission de la « filiation » apostolique gnostique johannite ? Rien, l’Église albigeoise dont il aurait reçu la consécration, ayant ses racines chez Chatel, est inconnue. Et quand bien même, la consécration johannite et apostolique de Chatel est plus que discutable, voire inexistante. Est-ce réellement un hasard si aucun de nos illustres prédécesseurs dans les lignées épiscopales n’a jamais fait mention de cette lignée ? Qu’aucun jamais n’a ravivé la « flamme » du Temple ? Allons…

Quant à la charte Larménius, elle se trouve aujourd’hui entre les mains d’un quelconque musée maçonnique en Angleterre. Peut-on validement se réclamer de la succession templière sans la possession de cette pièce essentielle ? L’Ordre du Temple façon Bernard-Raymond est mort au plus tard dans la seconde moitié du 19e siècle.

Si les diverses églises gnostiques contemporaines se réclament de la succession Palaprat-Chatel, il ne peut s’agir que d’une filiation spirituelle.

Que l’on me comprenne bien, je suis un adepte fervent du mythe comme pierre angulaire et élément fondateur de groupes humains. Tous, nous ressentons un besoin prégnant de puiser dans une source parfois fantasmatique. Ainsi le mythe templier moderne est respectable, même si je comprends mal le besoin du boutiquier ventru de se revêtir d’armes factices et de s’exhiber gaudriolant dans des oripeaux désuets. Je veux dire, j’imagine mal ces personnes vivre ne serait-ce qu’une journée comme des templiers du 12e siècle : réveil aux aurores, messe, repas frugal, exercices ou travaux, chevauchées, combats, prières… Mais essentiellement, cela est respectable. Moi-même je me prends pour un écrivain…

Non, ce qui est dangereux c’est la puissance du mythe incontrôlé ou mal dirigé. On peut se gruger pour la bonne cause, par passion, parce que, simplement, c’est inutile. Cependant, un mythe est comme un virus et quand on le refile aux autres, on doit le faire avec une grande délicatesse et veiller à regarder où l’on pose ses pieds, au risque de marcher sur le rêve des autres. Fabré-Palaprat était ce genre d’homme : un vendeur de rêve éclatant qui a dérivé doucement et sûrement vers une tyrannie bâtie sur une inflation de mensonges.

Je terminerai définitivement par ces mots de l’abbé Grégoire :

« Peu d’hommes analysent leurs idées et leurs affections. Ce travail pénible, mais utile, leur apprendrait qu’aux sentiments les plus généreux, s’intercale, presque à leur insu, un peu de ce misérable amour-propre, dont les surprises multipliées, et presque imperceptibles, altèrent la pureté et le mérite de nos actions.

1. Une propension naturelle porte les hommes à se rapprocher, à former un faisceau qui place la faiblesse individuelle sous la protection d’une force collective ;

2. En se décorant du titre de templier, en se plaçant sous la bannière de ces chevaliers qui se montrèrent la plupart intrépides au milieu des tourments, les défenseurs de leur mémoire, qui seraient sans doute les émules de leur courage, croient entrer en partage de leur mérite et obtenir un reflet de leur gloire ;

3. Les templiers actuels ne formant pas une société occulte, ne redoutent pas la surveillance de l’autorité publique ; et, d’ailleurs, dans le Léviticon, divers passages proclament l’obligation d’obéir aux lois du pays où l’on existe.

Mais la vanité peut alimenter l’amour-propre par ces signes, qui, jamais écrits, ne sont connus que par la tradition orale, par ces mystères révélés seulement aux adeptes de la haute initiation. D’ailleurs, les hommes, en général, se complaisent dans des sentiments vagues, formés de souvenirs et d’espérances, en sorte que le passé et l’avenir composent leur présent. »

Les fables palabrées de la Cour des Miracles +Tau Héliogabale, en l’oratoire d’Arlon ce 23 avril 2014, jour de la fête de Saint-Georges.

Image : Gerardo Fraile / CC BY-SA
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