Une visite au Souverain Pontife de l’Église universelle

On a beau être un impie et même un « patarin », ce n’est pas sans émoi que l’on se dispose à se présenter devant un prince de l’Église, et qui mieux est, devant un pape. Cet émoi, nous l’éprouvions hier, à Lyon, en remontant la rue Bugeaud, où, à deux pas du quai des Brotteaux, a établi sa résidence le très vénérable et inclyte patriarche du suprême conseil du haut S. G. Mgr Johannès, grand-maître et souverain-pontife, sous le nom de Jean II, de l’« Église gnostique universelle ».

Ce saint prélat nous ayant adressé une missive olographe pour protester contre la qualité d’évêque gnostique des Batignolles-et-Clichy, indûment usurpée, selon Mgr Peilaghor (alias Henri Austruy, l’inventeur du théophone), l’occasion nous avait paru propice d’aller demander à l’auguste pontife qui préside aux destinées de l’Église universelle de daigner pour nos lecteurs, peut-être nombreux, qui ne sont qu’imparfaitement au courant des doctrines gnostiques – nous initier succinctement aux mystères et aux vérités du nouveau culte.

Comme il sied à un prince d’Église exposé, de par sa dignité, à se trouver journellement en conversation familière avec le Très-Haut, le vénérable primat loge sous les toits, à l’entreciel.

Au coup de sonnette, une bonne vieille apparut :

– Sa Grandeur n’est pas ici, nous dit-elle, Sa Grandeur est à son bureau.

Une visite au Souverain-Pontife de l’Église universelle | Heliogabale
+Jean Bricaud. Une visite au Souverain-Pontife de l’Église universelle.

Il n’est « Monseigneur » que le dimanche

Et souriant de notre stupéfaction :

– Oui, Monseigneur, n’est Monseigneur que les dimanches et jours de fête, et à partir de sept heures du soir seulement. Le reste du temps, Monseigneur travaille comme comptable dans une banque. Vous le trouverez derrière son guichet – guichet 14 – ou à sept heures, à la sortie.

À l’heure dite, cordiale et la main tondue, Sa Grandeur se présentait à notre rencontre.

Mgr Johannès est loin de ressembler à ces vieux patriarches, à la barbe chenue, popularisés par l’image. Son menton nourrit bien une barbe touffue, mais une de ces barbes opulentes et dorées dont la luxuriance aimable atteste autant de juvénilité que d’enjouement. Et à la différence des vieux apôtres, qui sont d’ordinaire chagrins, amers et brusques, Jean II est l’aménité et la douceur en personne.

Avant toute confidence, et fort complaisamment, il consentit, pour les lecteurs du Matin, à laisser reproduire son image en grand apparat pontifical. À ce dessein, il nous emmena dans son oratoire à l’autre bout de la ville, au fond d’une impasse obscure, dans une masure branlante, une monastique chambrette, au dénuement austère, évoquant ces cryptes des catacombes romaines où se réunissaient en secret, du temps de Fabiola, les premiers disciples de Christ. Puis ayant revêtu son costume d’officiant, la chasuble brodée d’or et l’étole de pourpre, historiées de mystérieux emblèmes, posé sur sa tête la barrette violette et passé à son cou la croix pectorale, au centre de laquelle, au lieu de l’effigie douloureuse du Crucifié, s’épanouit, éblouissant de gemmes, le pentagramme mystique – se détachant, apparition béate, sur la blancheur du mur rigoureux et nu comme un rêve d’algébriste, le souverain-pontife de l’Église universelle se livra, extatique et docile, aux flammes géminées du magnésium et de l’inspiration.

En paroles chatoyantes et obscures, dans les ténèbres tombantes, où les deux chaises bancales, unique mobilier du lieu, prenaient des figures énigmatiques de diablotins accroupis, sous l’œil de la lucarne, teinte de nuit, semblable à la porte du grand mystère qu’on ne regarde qu’en tremblant, le patriarche nous dévoila les grands arcanes : l’existence du Père inconnu, proarché et propator éternel, et des trois tridinames, et des éons, émanations de Dieu, et des syzygies, qui sont des pairs d’éons, et du Démiurge, mauvais garnement d’éon, qui, dans une heure de distraction ou de mauvaise humeur, créa le monde, le monde hylique, ou matériel, par opposition au monde pneumatique, véritable patrie des élus, où ceux-ci, purifiés par le triple baptême de l’eau, du feu et du vent, et la pénétration des ineffables mystères, seront exaltés et réintégrés un jour, et admis à s’enivrer, l’éternité durant, des suaves délices du Plérôme.

Ni Pierre l’impulsif, ni Paul l’orgueilleux

Peut-être cette doctrine apparaîtra-t-elle quelque peu confuse aux âmes éprises de clarté. Mais les âmes qui n’ont que des idées claires ne peuvent être, a dit le grand Pasteur, que des âmes médiocres.

– Il est bien évident, poursuivit Mgr Johannès, que le catholicisme, tel qu’il est compris et enseigné aujourd’hui, ne répond plus aux besoins de la société moderne. Il faut une religion nouvelle. Le gnosticisme s’offre comme la religion désirée. La gnose est la synthèse de toutes les croyances dont l’humanité a besoin pour se rendre compte de ses origines, de sa nature et de ses fins. Notre Église est catholique plus que toute autre, car nos évêques et nos docteurs ont reçu en dépôt la tradition apostolique secrète qui se rattache directement à Jésus.

Notre Souverain-Patriarche n’est ni Pierre, l’impulsif, qui renia trois fois son Maître et usa de l’épée ; ni Paul, l’orgueilleux, et oserai-je dire, le cabochard, qui exigea en quelque sorte une vision pour lui tout seul, le sectaire indiscipliné, fondateur par anticipation du protestantisme. Ceux-là, non plus que les autres disciples, n’ont point compris la doctrine du Maître, et Judas, en vérité, ne fut pas le seul à trahir. L’histoire de l’Église romaine est l’histoire des trahisons que subit, dans la suite des siècles, colportée par les apôtres et travestie par leurs disciples, la parole de Jésus.

Un seul a compris et perpétué dans son intégralité le divin Verbe : c’est Jean, premier du nom, Jean de Pathmos, l’ami du Sauveur, qui, jeune, farouche et doux, aima Jésus et ne put rien aimer. Pendant la cène, il avait sa tête sur la poitrine du Maître. Son oreille a entendu les battements du cœur divin, en a pénétré la suavité ineffable. Sa grande parole : « Aimez-vous les uns les autres » est le fond de notre doctrine. C’est par la persuasion et l’amour que l’Église gnostique prétend s’imposer aux consciences, non par la force du pouvoir civil et militaire, ni par de fallacieuses promesses de récompenses futures, ni par de vaines menaces de châtiment d’outre-tombe. Le seul enfer, c’est la souffrance de ceux qui ne peuvent pas aimer.

La perpétuité de l’Église johanniste est attestée par une charte, signée de tous les grands-maîtres du Temple, jusqu’au dernier en date, Fabre Palaprat, mort en 1810. C’est en vertu de cette charte et des pouvoirs à lui régulièrement octroyés par Jean-Baptiste, évêque de Russie, et B. Clément, évêque des États-Unis, membres du haut-synode, que Mgr Johannès, évêque primat de France, a été institué, sous le nom de Jean, deuxième du nom, héritier et le successeur de Jean de Pathmos.

L’Église universelle comprend, à l’heure actuelle, pasteurs et fidèles, deux cent cinquante membres, dont une trentaine à Lyon.

– C’est peu sans doute, nous confie Mgr Johannès. Il y a un si petit nombre d’âmes ! Mais qui sait ? Un jour peut-être, notre Église s’épanouira et développera ses branches, comme le grain de sénevé dont parle l’Évangile, qui devient un arbre immense sur lequel les oiseaux du ciel viennent se reposer. En attendant, nous avons reçu, il y a huit jours, le baptême de la persécution. L’ex-jésuite Barbier, directeur de la Correspondance de Rome, organe du Vatican, dans son ouvrage sur les infiltrations maçonniques dans l’Eglise, paru il y a une semaine, nous dénonce à la vindicte publique comme de dangereux hérétiques et des « lucifériens ». Vous m’en voyez ravi. On ne s’intéresse qu’à ceux que l’on redoute. Je lui ai répondu par une citation du vénérable saint Clément d’Alexandrie : « Il n’y a que le gnostique qui suit une véritable religion » et par cette prière, empruntée à notre formulaire « Bénédiction sur nos ennemis, afin qu’ils se prennent à nous aimer comme nous les aimons. »

Ce disant – car le théologien a besoin que son gosier brûlant soit de temps en temps ranimé par une fraîche liqueur – Jean II, ayant dépouillé ses vêlements sacerdotaux, nous emmena dans un petit café de sa connaissance, où, jusqu’à une heure avancée de la nuit, nous vidâmes maints calices en causant théâtre et musique.

Une visite au Souverain Pontife de l’Église universelle, Le Matin : derniers télégrammes de la nuit, 8 novembre 1910.

Image by Luc De Cleir from Pixabay
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